« Il y a de l’angoisse dans l’air »
Une nouvelle semaine sur le front du Covid-19, qui s’est ouverte et conclue sur deux infos à fort impact médiatique, quoique de faible contenu informatif : un seuil numérique symbolique et une nouvelle polémique autour du port du masque.
Mardi 21 juillet, donc, le Mexique passait la barre des 40.000 décès officiellement dus à cette maladie, 17 jours après avoir franchi une autre barre non moins symbolique, celle des 30.000 victimes du coronavirus. Rebelote donc du côté des médias francophones, friands de seuils numériques : France 24, Le Parisien, Le Télégramme, L'Union, La Provence, Haiti24, le canadien TVA Nouvelles ou encore le belge MetroTime reprenaient une note AFP citant à son tour le Ministère mexicain de la Santé et faisant état du sombre bilan de 40.400 décès, 356.255 cas confirmés accumulés, et 6.859 nouveaux cas pour la seule journée de mardi. Le Mexique, rappelaient ces médias, se situe depuis quelques semaines au “quatrième rang de tous les pays du monde en nombre de décès liés au Covid-19, derrière les États-Unis, le Brésil et le Royaume-Uni”. MétroTime, en se basant sur les chiffres de l’université Johns Hopkins, en profitait pour faire un petit point sur nos voisins américains, dont la situation est également difficile; les États-Unis, notamment, qui ont “pour le huitième jour consécutif, enregistré plus de 60.000 nouveaux cas de contamination au coronavirus en l’espace de 24 heures”.
Pas étonnant donc que, vendredi 24 juillet, le nouveau premier ministre français, Jean Castex, ai profité d’une visite à l’aéroport international de Roissy pour annoncer que tout voyageur arrivant des États-Unis, du Brésil, du Mexique, du Pérou, du Panama et de onze autres pays dans le monde -"dans lesquels "la circulation virale" est particulièrement "forte"- devra présenter un test à son arrivée sur le territoire. Ce test “dit PCR" (entendez "dans le nez") pourra avoir été réalisé avant le départ, dans le pays d’origine, ou directement à l’aéroport en France. Pour ceux qui n'auraient pas suivi, La Dépêche précise qu’il est fortement recommandé que les tests aient un résultat négatif. Dans le cas contraire, “le passager devra être placé en quatorzaine”.
"Il y a de l’angoisse dans l’air" (Caroline, 32 ans)
Mais une fois ceci dit (ou plutôt lu), comment aller plus loin?
Ouest-France ou La Voix du Nord ont trouvé une parade et misent sur le vécu. Les deux médias locaux proposent des témoignages de français expatriés au Mexique. Hasard ou “confluence épidémiologique”, les deux témoins résident au Yucatán. “Caroline (prénom d’emprunt), 32 ans et originaire de Normandie”, y est restauratrice; Guillaume Debaene, 33 ans, originaire de Oye-Plage, dans le Pas-de-Calais, vit depuis trois ans à Merida et travaille pour une société d’assistance médicale. Si Guillaume semble garder une certaine sérénité, tout en étant conscient de sa situation privilégiée de télétravailleur, Caroline, elle, est beaucoup plus alarmiste : "La situation est terrible. Je lis sur des forums que des Français veulent venir en vacances au Mexique, mais ils ne se rendent pas compte du danger qu’ils courent. Le gouvernement de notre province du Yucatán a annoncé que la situation s’aggravait et que les hôpitaux étaient pleins à 100 %”. Bref, résume Ouest-France : "Il y a de l’angoisse dans l’air ".
L’agence africaine d’informations économiques, Ecofin, est elle beaucoup plus pragmatique : une info choc suffit. L’Allemagne va envoyer une équipe d’experts au Mexique, afin d’aider le pays à lutter contre le coronavirus. La source est un communiqué des autorités allemandes, suite à “un échange entre les ministres des affaires étrangères des deux pays”. Nous aimerions évidemment en savoir plus sur les modalités de cette aide...
"L’épidémie continue d’augmenter mais à une rapidité moindre" (Hugo López-Gatell)
Le Monde, de son côté, choisit de revenir sur les dernières contradictions de la communication gouvernementale, face à une pandémie de coronavirus qui ne faiblit pas. Ainsi, explique le correspondant du quotidien français, alors que le président Andrés Manuel Lopez Obrador “martelait encore, mercredi 22 juillet, que « la crise est surmontée », le pays battait son record de contagions en 24 heures (8 438 nouveaux cas confirmés)”. Et si Hugo Lopez-Gatell, “l’épidémiologiste en chef et porte-voix de la stratégie sanitaire du gouvernement”, admet qu’"il y a un peu de confusion", c’est pour mieux préciser que "l’épidémie continue d’augmenter mais à une rapidité moindre"... La synthèse est un peu raccourcie, mais l’idée est là. Sauf que Le Monde se garde bien de tomber dans une critique trop simpliste. “Dans un pays où six actifs sur dix travaillent dans l’économie informelle” et vivent au jour le jour, la marge d’action est délicate rappelle le quotidien. "Nous sommes parvenus à ralentir la propagation du virus afin d’éviter la saturation des hôpitaux tout en augmentant leur capacité d’accueil" et "nous avons pris la difficile décision d’équilibrer la protection de la santé et celle du bien-être des gens car la moitié de la population vit au jour le jour", se félicite M. López-Gatell, avant d'inviter les Mexicains à "rester chez eux quand ils le peuvent".
Un certain “penchant pour l’austérité” (Le Journal de Montréal)
Le Journal de Montreal réalise un effort plus large de contextualisation, en interrogeant et citant plusieurs universitaires mexicains. En bref, les facteurs de la pandémie mexicaine sont multiples, mais peuvent se regrouper autour de deux pôles : d’un côté, un “refus d’imposer l’enfermement forcé de la population”, sous prétexte “du respect des droits de l'Homme, mais surtout la nécessité pour des millions de travailleurs informels de se nourrir”; de l’autre, une aide gouvernementale limitée.
Le président mexicain, explique le quotidien québécois, se caractériserait en effet par un “penchant pour l’austérité” et une “aversion pour l’endettement et les stimuli économiques, qu’il qualifie de mesures «néolibérales»”. Selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), poursuit Le Journal de Montréal, “le plan budgétaire du Mexique pour faire face à la crise sanitaire équivaut à 1,1% du PIB” (à titre de comparaison, en mai dernier, le plan d’urgence économique du gouvernement allemand représentait environ 47.8% de la valeur de son PIB en 2019, celui de la France, 25.6%, les Etats-Unis se situaient autour de 14%). Par ailleurs, soulignent les spécialistes consultés par le quotidien, le plan budgétaire mexicain repose en grande partie sur des prêts aux petites entreprises et aux travailleurs, “d’une valeur de 1.110 dollars chacun” et dont “les montants ne sont pas conformes à la réalité". En somme, résume le Journal de Montréal, “l’absence de réponse adaptée à l’ampleur de la crise explique les sombres prévisions pour l’économie mexicaine, qui chuterait de 9% cette année, selon les analystes, tandis que le chômage frappe désormais 12 millions de personnes depuis avril”.
A cela, s’ajoute enfin une certaine réticence à tester massivement la population, au niveau fédéral tout au moins (la capitale a finalement décidé de multiplier les tests de dépistage du virus), qui fait du Mexique “le pays d’Amérique latine qui effectue le moins de tests pour 1000 habitants, selon l’Université d’Oxford”. Bref, résume un expert interrogé par le journal : "on préfère laisser la pandémie évoluer, en essayant d’éviter la saturation des hôpitaux". Philosophe, le ministère de la Santé reconnaît d’ailleurs, conclue Le Journal de Montréal, “qu’il faudra «plusieurs mois» pour parvenir à un contrôle adéquat dans la plupart des 32 États de la fédération mexicaine”.
“A waste of time, effort and resources” (Hugo López-Gatell)
The Guardian revient justement sur la stratégie de non-dépistage privilégiée par le gouvernement mexicain, et qui suscite la "perplexité" de nombreux observateurs étrangers.
En moyenne, précise le quotidien britannique, le Mexique réalise trois tests pour 100.000 personnes (soit 56 fois moins qu’aux États-Unis, ou la moyenne se situe autour de 168 tests pour 100.000 personnes). Le président Andrés Manuel López Obrador ne s’était d’ailleurs jamais testé avant sa récente rencontre avec Donald Trump, et ce alors même que plusieurs membres de son gouvernement avaient développé la maladie. Quant au personnel médical mexicain, remarque The Guardian, celui-ci n’est pas mieux loti. Au Mexique, il faut vraiment être déjà très malade pour être testé. Ce biais de sous-sélection aboutit, mathématiquement, à un taux important de résultats positifs : 66.9% des personnes testés au 15 juillet avaient contracté la maladie. Un taux trop élevé, par essence non représentatif, et donc de faible utilité pour la conduite d’une politique épidémiologique efficace.
A partir de là, The Guardian rejoint Le Journal de Montréal et Le Monde. Le choix de limiter le dépistage, explique-t-il, s’inscrit dans la politique de contraction des dépenses menée par l’actuel gouvernement, et obéit à l'objectif initial de parier sur l’immunité de groupe; dont on ne peut dénier le pragmatisme, dans un pays où l’informalité est si importante. Dès lors, la priorité a été d’éviter l’engorgement du système hospitalier, en traçant l’évolution des contagions grâce à un modèle épidémiologique construit à partir d’un échantillon représentatif de 475 hôpitaux et cliniques à travers le pays. Toutefois, expliquent les experts, faute d'être alimenté par des tests massifs menés sur le terrain, ce modèle s’est avéré incapable de saisir finement les dynamiques locales de la contagion. Cette stratégie, résume The Guardian, a rendu le Mexique “aveugle” sur sa propre situation.
Du port du masque et autres bras de fer...
El Pais, enfin, propose un angle d’approche plus périphérique, mais aussi plus original : celui de l’actuel bras de fer entre le gouvernement mexicain et les grands groupes pharmaceutiques. Afin de rompre les monopoles en place, explique le quotidien espagnol, Andrés Manuel López Obrador impulse depuis son arrivée au pouvoir une politique favorisant l’importation de médicaments de moindre coûts, auprès de producteurs émergents, principalement indiens, chinois, turques ou russes. Depuis le début de l’année, il est ainsi théoriquement possible d’importer des médicaments étrangers sans avoir l’aval la Comisión Federal para la Protección contra Riesgos Sanitarios (COFEPRIS). Dans ce cadre, le gouvernement envisagerait notamment de se rapprocher opportunément de la Russie, qui vient d’annoncer la mise au point d’un traitement contre le Covid-19, l'Avifavir.
Toutefois, précise également El País, cette “stratégie gagnante” a des coûts cachés. L’absence d’accords commerciaux préalables avec ces pays et les probables taxes d’entrées à prévoir (au titre notamment du T-Mec), les frais de transports élevés et les autres surcoûts liés à l’introduction de nouveaux produits sur le marché national, et puis, évidemment, la question du respect des normes sanitaires...
Cette semaine, toujours, El País qui, admettons-le, a facilement la dent dure contre le président mexicain, revenait également -et plus anecdotiquement- sur ses dernières déclarations au sujet du port du masque. Vendredi 24 juillet, Andrés Manuel López Obrador affirmait en effet que le respect d’une “saine distance” pouvait dispenser d’un recours systématique au masque, si cela était possible évidemment. Car AMLO soulignait également son respect des règles : “dans l’avion, on le demande, et je le mets [mon masque]”... avant de poursuivre : “Je ne veux pas entrer dans une polémique, si je pensais que cela [le port du masque] aidait, alors je le ferais évidemment, mais c’est un fait qui n’a pas été démontré scientifiquement”... le quotidien a immédiatement relevé la contradiction directe de la position présidentielle avec les recommandations de l’OMS et de plusieurs autorités locales au Mexique (mais aussi de son propre ministre des finances, qui avait justement soutenu l'inverse la veille), au point d'en faire un article. Apparemment, El País n'est pas sensible aux nuances présidentielles.
L'essentiel est souvent ailleurs
Barrières des 40.000 décès confirmés par Covid-19 et propos polémiques du président mexicain à propos du port du masque, deux nouvelles médiatiques qui cachent cependant le véritable scoop de la semaine : le ministère mexicain de la santé par la voie du directeur du Centre national des programmes préventifs et du contrôle des maladies (CENAPRECE) a annoncé les résultats d'un suivi de la mortalité dans 20 états fédérés depuis le début de l'épidémie, sur la base des chiffres du Registre national de la population (RENAPO, organisme qui enregistre les actes de décès émis par les registres civils locaux). Le directeur du CENAPRECE confirme donc ce que les médias (notamment étrangers) conjecturaient depuis un moment : depuis le début de l'épidémie, la surmortalité au Mexique se situe autour de 55% (Expansión), c'est-à-dire que les autorités ont enregistrés environ 71.000 décès de plus que ceux qui étaient attendus pour la période du 13 avril au 28 juin 2020. Pour la tranche d'âge de 45 à 65 ans, cette surmortalité est de + 97% .
Toutefois, précise le fonctionnaire, cette surmortalité n'est pas directement ni entièrement imputable au Covid-19. Pour l'établir, il faudra s'en référer au SISVER, le Système de vigilance épidémiologique des maladies respiratoires; sauf que ce dernier n'est pas accessible au grand public. Les véritables chiffres de cette pandémie ne seront donc connus qu'en 2021. Mais cette nouvelle questionne d'ores et déjà la comptabilité des décès liés au Covid-19 diffusée chaque soir, à grand renfort de conférence de presse. Il est malheureusement fort à parier que la barre symbolique des 40.000 morts, qui a ému cette semaine les médias francophones, est en fait largement dépassée depuis plusieurs semaines...
© Masiosarey, 2020
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