Kofi Annan à Mexico. L’intégrité électorale en question
La semaine dernière, Kofi Annan, septième secrétaire général de l’ONU (1997-2006), était à Mexico, pour une visite tout ce qu’il y a de plus institutionnelle, à moins de quarante jours des élections générales au Mexique. Le cheval de bataille de Kofi Annan : la consolidation démocratique, à travers le développement de la gouvernance locale, mais aussi la défense du principe d’intégrité électorale, fondement essentiel de l’édifice démocratique. Masiosarey était à la réunion de restitution de cette visite.
Ce jeudi 24 mai, un petit air de retrouvailles flottait dans le salon de l’hôtel Marriott de Polanco. Presque dix mois après la tenue de la conférence internationale sur l’intégrité électorale convoquée par l’Institut national électoral (INE) et la Fondation Kofi Annan, ce même Kofi Annan, Laura Chinchilla, ex-présidente de la république du Costa Rica (2010-2014), Lorenzo Cordova, actuel conseiller président de l’INE, José Woldenberg, qui a occupé cette même fonction entre 1996 et 2003, et enfin Maria del Carmen Alanis, magistrate du Tribunal électoral du pouvoir judiciaire de la Fédération (TEPJF), se retrouvaient pour présenter le rapport final de cette conférence. De l’eau a coulé sous les ponts et ni Ricardo lagos, l’ancien président chilien (2000-2006), ni Luis Videgaray n’étaient cette fois-ci de la partie. Toutefois, force est d’admettre que le sujet est indémodable et, surtout, que cet acte public tombait à pic, à cinq semaines des élections générales du 1er juillet prochain.
Car si, comme s’accordent à le dire tous les participants, la mécanique électorale mexicaine est une des plus performantes et sûres de la région, la perception qu’a la population de la démocratie mexicaine est, elle, très (très) mauvaise. Et ce paradoxe, souligne Lorenzo Cordova, ne cesse de s’amplifier depuis une dizaine d’années, à mesure que la violence et les atteintes aux droits de l’homme, la corruption et les inégalités s’installent chaque jour un peu plus dans le quotidien de chacun. Selon la dernière enquête de Latino Barometro, 70% des mexicains n’auraient pas une bonne opinion de la démocratie. C’est énorme. Dès lors, que faire ? La résolution de ce casse-tête dépasse de loin le seul cadre électoral. Mais, comme le résument Kofi Annan et José Woldenberg, les élections jouent ici un rôle central. Car si celles-ci ne garantissent pas à elles seules la démocratie, sans élections il n’y a tout simplement pas de démocratie.
« Les élections ne se jouent pas dans un vide social »
A l’approche d’une transition de pouvoirs qui s’opèrera à tous les niveaux politiques du pays –et qui se décidera dans les urnes le 1er juillet prochain–, il est donc essentiel, poursuit José Woldenberg, que le processus soit techniquement impartial, équitable, institutionnellement effectif et précis, inclusif et, finalement, parfaitement construit (c’est-à-dire qu’il est primordial que les résultats traduisent de façon à peu près cohérente la diversité des millions de votes qui seront exprimés par les citoyens mexicains). Ce sont là les clefs de l’intégrité électorale. Et il faut admettre que l’INE relève plutôt bien les défis.
Toutefois, admet Lorenzo Cordova, la question déborde le seul niveau technique et normatif. L’intégrité électorale dépend également de « l’état de santé » du système social et politique, car la qualité de la démocratie est intrinsèquement liée à la qualité de vie des citoyens. Comme le résume bien José Woldenberg, « les élections ne se jouent pas dans un vide social ». Et évidemment, depuis la seule dimension électorale, qui est celle qui lui incombe constitutionnellement, l’INE dispose d’une marge d’action limitée. Toutefois, l’organisme ne perd aucune (ou presque) opportunité de faire avancer la situation. La réforme électorale de 2014 est à cet égard emblématique. Cette année, pour la première fois (il s’agit des premières élections générales depuis la réforme), le Mexique appliquera un principe de parité plus contraignant, mais aussi des mesures affirmatives pour favoriser la représentation des citoyens « indiens » dans 13 districts électoraux fédéraux (voir notre prochain article dans la rubrique Le saviez-vous), ou encore des règles de fiscalisation beaucoup plus strictes. Comme le souligne Lorenzo Cordova, ces élections seront les plus fiscalisées de l’histoire mexicaines. Bref, les choses avancent aussi dans le bon sens...
Violence et fake news
Car la question de la violence est évidemment dans toutes les têtes, alors que les assassinats, menaces et retraits de candidats se multiplient à travers le pays. Rappelons-le, 80 candidats et hommes et femmes politiques ont été tués depuis le mois de septembre 2017 (et, chaque jour, près de 90 personnes sont assassinées au Mexique, El Pais 22/05/2018). Il s’agit là d’un vrai problème, insiste Kofi Annan, un problème transversal qui dépasse les élections. Le 2 juillet 2018, au lendemain du scrutin, ce seront l’ensemble de la classe politique et toute la société qui devront affronter conjointement cette question. Et la première clef de résolution est celle de l’impunité, qu’il faut combattre à tout prix. Tous les délits, sans exception, doivent être punis. Et Kofi Annan et Lorenzo Cordova saisissent l’occasion pour saluer et reconnaître le rôle des journalistes mexicains dans cette époque pour le moins difficile, face à la violence évidemment... et aux fake news ajoute le conseiller président pour détendre autant que faire se peut l’atmosphère.
Aujourd’hui, rebondit et insiste Lorenzo Cordova, la situation de violence ne compromet pas le processus électoral. Sur les presque 157.000 bureaux de vote qui doivent être installés à travers le pays, seuls 200 sont encore en suspens. Ce sont 200 de trop évidemment, mais au niveau national l’intégrité du processus est garantie. A ce jour, précise encore le conseiller président de l’INE, le crime organisé ne représente pas un obstacle sur le terrain. Une demi bonne nouvelle, car l’argent de la délinquance, lui, semble avoir infiltré beaucoup de campagnes politiques qui se jouent principalement au niveau local. Espérons que les nouvelles mesures de fiscalisation pourront détecter et remédier à cette situation.
La réimpression des bulletins présidentiels : un risque pour l’intégrité électorale
Etonnamment, poursuit Lorenzo Cordova, les risques pour l’intégrité électorale viennent aujourd’hui des partis et des candidats eux-mêmes. Et si le conseiller président de l’INE ne le dit pas, tous pensent évidemment à la récente polémique qui a suivi le rejet par l’INE puis l’acceptation par le TEPJF de la candidature indépendante de Jaime Rodríguez Calderón, le « Bronco », à la présidence de la République. Aujourd’hui, explique Lorenzo Cordova, c’est une demande du candidat de la coalition PAN/PRD qui pose problème. En effet, et suite au retrait de l’autre candidate indépendante en lice, Margarita Zavala (mi-mai), ce candidat sollicite la réimpression des bulletins de vote pour l’élection présidentielle, imprimés antérieurement à ce retrait et qui mentionnent donc le nom de la ex-candidate.
Mais voilà, explique le conseiller, cette requête, toute compréhensible qu’elle puisse être, est impossible à satisfaire. Les 93 millions de bulletins numérotés ont déjà tous été imprimés sur du papier sécurisé et dans les imprimeries du gouvernement. Contrairement à ce que certains laissent entendre le problème n’est pas tant un problème financier (bien que l’opération coûterait fort cher), mais de calendrier. A cinq semaines des élections, alors que les imprimeries marchent à plein volume pour continuer d’imprimer les presque 200 millions bulletins pour toutes les autres élections qui se joueront à travers le pays le 1er juillet prochain, il est inenvisageable d’interférer dans une mécanique aussi précise et tendue. Les risques de retard (la loi stipule que les bulletins doivent arriver dans les bureaux de vote 15 jours avant les élections), de désorganisation et de sécurité (les 800 tonnes de papier sécurisé nécessaires à la réimpression des bulletins présidentiels doivent être convoyées par l’armée jusqu’aux imprimeries) seraient trop grands. L’INE ne serait plus en mesure de garantir à 100% le respect de la loi. L’intégrité électorale serait compromise. Quant à l’autre solution proposée par les partisans de la réimpression, celle de coller des autocollants blancs sur la case de Margarita Zavala, Lorenzo Cordova botte en touche. Cela n’a jamais été fait auparavant. Comment, en si peu de temps, mettre en oeuvre un processus manuel et fiable pour ajuster en 20 jours 93 millions de bulletins ?.
Depuis quelques jours d’ailleurs, l’INE communique à tout va sur la question de la réimpression des bulletins, pour expliquer les raisons de cette impossibilité logistique et les contraintes constitutionnelles qui la motivent. Mais on sent bien, à écouter le conseiller président, que personne n’écarte l’éventualité d’un recours de la coalition PAN/PRD auprès du Tribunal électoral du pouvoir judiciaire de la Fédération (TEPJF). Et que l’épisode, quelque peu chaotique, du Bronco a laissé un goût amer...
La menace « populisme » ?
Une autre question qui revient avec insistance est celle de la menace « populiste », brandie par de nombreux candidats. Dans quelle mesure le Mexique est-il menacé par une « vénézualisation » de son système politique ? Attention à ne pas faire d’amalgames hâtifs, alertent tous les participants. Sur cette question, plus encore que la personnalité des candidats, c’est la solidité des institutions qui compte, et qui fait la différence. Le Vénézuela de Nicolas Maduro n’est pas les Etats-Unis de Donald Trump. Pourquoi ? Parce que les institutions étasuniennes sont fortes et légitimes, parce que les partis politiques sont (encore) robustes, parce que le pouvoir judiciaire est relativement indépendant et performant, parce que la presse est libre et, enfin, parce qu’aux Etats-Unis, les électeurs ont l’espoir de voir une éventuelle alternance à la fin du mandat de leur actuel président. Sans nul doute, et malgré tous les problèmes auxquels elles sont confrontées, les institutions mexicaines existent et restent parmi les plus robustes d’Amérique latine.
Bref, le message est passé. La situation sociale et politique actuelle est délicate, certes, mais le processus électoral qui s’annonce a été solidement préparé. Le mot de la fin, positif comme de coutume, ira à Kofi Annan et à Lorenzo Cordova : le 1er juillet prochain, participez ! Oubliez la peur, les disqualifications, et concentrez-vous sur l’essentiel : les programmes et propositions des candidats. A bon entendeur...
©Masiosarey, 2018