... bloquer l'Avenue Revolución à Mexico
Un jour, j’ai bloqué l’avenue Revolución à Mexico.
Non, je n’étais pas tombée en panne d’essence. J’ai volontairement bloqué l’avenue. Bon, je n’étais pas toute seule, ce qui n’est jamais une excuse.
Dans notre quartier tranquille –pour avoir été membre de l’opération Aguila pour la sécurité du quartier (classe, non !? Un jour, peut-être, je vous reparlerai de l’opération Aguila), j’affirme que notre quartier est tranquille -… donc, dans notre quartier tranquille, une rumeur s’est propagée : des personnes mal intentionnées essayaient de kidnapper les enfants à la sortie des écoles publiques. Une poignée de mamans angoissées décida donc de manifester pour exiger plus de sécurité aux abords des établissements scolaires. La cause me semblant juste (pour tout avouer, il s’agit sans doute de la seule cause qui réussisse à me mobiliser), me voilà donc engagée dans la vindicte populaire et je décide de franchir le rubicond : d’observatrice me voilà devenue actrice (saperlipopette, acteur en sociologie, ça fait quand même plus de sens)... d’une manifestation !
Le jour dit, une trentaine de femmes se réunissent donc aux portes de l’école primaire Insurgentes Bravo (un nom prédestiné pour notre action coup de poing). Les jours précédents, j’ai bien essayé de mobiliser mes compañeras du CENDI*, à grand renfort d’images destinées à émouvoir toute jeune maman qui se respecte. Mais, malgré cela, la foule n’y est pas. Un peu vexée qu’un sujet si important pour les générations futures ne mobilise pas plus, je suis d’un pas assuré ce petit groupe de mères courage.
Quand tout d’un coup, l’une d’entre elles s’écrie : - Allons bloquer l’avenue Revolución !
Courage, fuyons ! Voilà mon premier réflexe… D’autant que sur le chemin qui nous mène de l’école à la fameuse avenue Revolución, j’ai quand même mené ma petite enquête. Que s’était-il passé ? Des enfants avaient-ils vraiment été enlevés ? Qu’un délit aussi grave ne fasse pas la moindre note journalistique était quand même étrange… En fait, la maman qui avait convoqué la manifestation affirmait que son enfant avait « failli » être enlevé la semaine précédente. Et qu’une voiture de marque tsuru blanche, suspecte, serait régulièrement garée devant l’école... Une amie présente, me confirme que l’histoire particulière qui nous réunit dans la rue est confuse et que la maman concernée, un peu spéciale (comprenez, chismosa). Mais, le sort en est jeté, accompagnée de ses deux frères (en motocyclettes, le détail a son importance), cette mère mène la révolte.
La perspective de me voir appliquer l’article 33 (voir masiosarey) pour m’être immiscée dans la vie publique mexicaine aidant, ma motivation est au plus bas. Mais l’âme humaine a ses mystères. En dépit de ma raison qui m’indique clairement que je m’embarque dans un plan foireux, je décide d’aller jusqu’au bout. Me voilà donc, sur l’avenue à 6 voies, brandissant des pancartes (d’où sortent-elles ?) pour exiger plus de sécurité.
Avez-vous déjà essayé de stopper la circulation d’une voie rapide ? Je vous l’assure, ce n’est pas simple. Notre petit groupe, bien sagement installé sur le trottoir donne de la voix… Peine perdue au milieu du vacarme automobilistique. Mais à ce moment-là, justement, les deux frères à motocyclette entrent en scène et commencent à nous haranguer :
- Allez, on bloque la rue, mettez-vous sur les voies !
Ô image de la domination masculine ! Ces braves hommes, bien en sécurité à l’arrière du groupe, nous encouragent à nous précipiter sous les roues des voitures, empêchant toute retraite grâce à leurs engins. Quelques inconscientes se placent donc sur la première voie de droite et essayent d’amener le groupe vers la deuxième voie. Les automobilistes, à grand renfort de klaxons rageurs, nous rappellent à l’ordre.
La ville de Mexico est très souvent chaotique, mais parfois ce chaos a de bons côtés : les trottoirs de l’avenue ayant été refaits, de gros blocs de bétons continuaient de décorer la rue. Le bloc de béton : une ressource plus qu’essentielle lorsque l’on veut bloquer une rue. Les deux motocyclistes nous encouragent d’ailleurs, toujours depuis leurs motos, à déplacer les blocs sur les voies.
Entre temps, notre petit groupe s’est étoffé et nous sommes maintenant une centaine. Un argentin, vociférant avec nous, s’approche finalement de moi pour me demander pourquoi nous manifestons. Et, ainsi, nous parvenons à fermer deux, puis trois, puis quatre voies. A ce stade, je réalise que la police locale est sur place depuis un moment, et qu’elle se positionne en cordon pour séparer manifestants et voitures. Naïve que je suis, j’interprète cette manoeuvre comme une tactique pour nous protéger, car les injures des automobilistes ne laissent aucun doute sur leur solidarité.
Et puis, tout s’accélère. Parmi nous, des policiers –facilement repérables malgré leur absence d’uniformes– prennent des photos. Des journalistes arrivent… Nous avons bel et bien bloqué l’avenue !
L’enthousiasme du succès aidant, les cris redoublent :
- Que le Delegado vienne nous parler !
- Nous voulons voir le Delegado
Je glisse un peu dubitative à ma voisine, que ce n’est probablement pas le bon interlocuteur, puisque la sécurité publique ne dépend pas des délégations… et les écoles primaires non plus d’ailleurs. En revanche, sont bel et bien présents, en costume-cravate, des fonctionnaires du Ministère de la sécurité publique de la ville. Et, avec eux, les négociations commencent, afin de nous faire évacuer les voies. Après une heure de blocage, la leader naturelle du groupe (flanquée de ses deux frères) accepte finalement d’abandonner les lieux pour discuter plus calmement dans le parc. Alors que le gros de de la troupe se replie vers le dit parc, quelques mamans, moi y compris, commencent à tenter de ranger les blocs de béton. Une charmante policière me glisse alors à l’oreille :
- Laissez, on va s’en occuper.
Manifestation de mon total conformisme et de mon attachement génétiquement programmé à l’observance des lois, je rougie jusqu’aux oreilles face à l’injustice faite à cette fonctionnaire, astreinte à devoir ranger le bordel derrière moi...
Que retenir de cette action ?
Ne pas oublier son pavé pour bloquer une rue à Mexico
Ne pas se fier aux légendes urbaines pour motiver une action individuelle ou politique.
Il y a des gens qui manifestent pour manifester (énigme de sociologie politique des plus fascinante).
Les enfants enlevés, voilà un thème, sinon massivement mobilisateur, en tout cas consensuel (heureusement), car les autorités nous ont écouté et ont mis en place un réseau de surveillance aux heures de sorties des écoles publiques du quartier qui dura… un mois.
Il n’y a pas de déterminismes insurmontables ni de fatalité dans la profession de policier au Mexique : certains jours, je l’avoue, ces derniers me sont sympathiques.
Le leadership est volatile. Notre meneuse de manifestation a mystérieusement disparu au moment des négociations, déplacée par d’autres mamans beaucoup plus aguerries sur le thème.
Il me faut absolument revoir le film de Jean Rochefort, Courage, Fuyons !
©Masiosarey, 2018
CENDI: Centre de développement infantil (Voir masiosarey)