Startups technologiques au Mexique : à la recherche du “poster child”
Dans un entretien à Masiosarey, Cyprien, co-fondateur et directeur des opérations de Decidata, une startup en plein essor qui incursionne la « deep technology *» (la technologie profonde) pour le marketing, et membre de la French Tech Mexico, lève le voile sur l’écosystème des nouvelles technologies au Mexique et sur l’univers impitoyable (pour paraphraser une célèbre série) des startups. Surtout il confirme les atouts du pays pour les jeunes entrepreneurs…
Dans les nouveaux locaux de Decidata, à Mexico, Cyprien nous explique pourquoi il ne regrette pas une seconde de s’être installé au Mexique. Il porte un regard incisif et éclairant sur le monde des startups en général et du Mexique en particulier. Alors le Mexique, une future Silicon Valley ?
Masiosarey : Depuis quand êtes-vous installé au Mexique ?
Cyprien : Cela fait deux ans. Je suis d’abord venu en vacances rendre visite à Jean-Mathieu, mon actuel co-fondateur, puis, en août 2015, nous avons fait de la prospection. Auparavant et pendant 7 ans, j’ai habité au Canada. Là, j’ai étudié à HEC Montréal, en me spécialisant dans la finance et les mathématiques appliquées, et j’ai fondé une première boîte qui se chargeait de louer des appartements aux étudiants étrangers. Puis pendant deux ans j’ai été trader. De retour en France, j’ai étudié un master en économie quantitative monté par HEC et l’Ecole Polytechnique. C’est à ce moment-là que j’ai repris contact avec Jean-Mathieu, qui est le spécialiste des algorithmes chez Decidata; moi je m’occupe de l’organisation de l’entreprise.
Masiosarey : Après le Canada et la France, l’acclimatation mexicaine a-t-elle été facile ?
Cyprien : Ce qui est fou, ici au Mexique, c’est avant tout la facilité de contact. Au départ cela m’a même choqué : on pouvait rencontrer sans plus de formalité un grand dirigeant, alors que cela est impossible en France ou encore au Canada. Là-bas, il faut monter un à un tous les échelons intermédiaires avant d’arriver au CEO. Ici, c’est dans la culture mexicaine : les gens sont très contents de te voir, t’écoutent, mais tu sais que cela ne va pas forcément aboutir. Moi, cela ne m’a pas dérangé, c’est même assez drôle. Pour finalement arriver à trouver les personnes avec qui travailler, on avance plus dans le volume que dans la précision. En France et au Canada, c’est le contraire.
Masiosarey : En matière de création d’entreprise technologique, comment cela se passe au Mexique ?
Cyprien : L’écosystème des startups est encore très jeune ici. Il n’y a pas tous les appuis ou les aides publiques qu’il peut y avoir en France et en Europe. Il existe bien un institut, l’INADEM, qui lance chaque année un appel d’offre (que l’on vient d’ailleurs juste de remporter), mais si on avait créé notre entreprise à Paris, on aurait très probablement pu lever de 30 à 50.000 euros d’aides publiques de diverses institutions dès la première année d’activité. Ici, à part l’INADEM, cela n’existe pas vraiment. La grande majorité des fonds qui existent viennent du secteur privé.
Et même en ce qui concerne le capital privé, il est moins accessible qu’en France. Pour mener une levée de fonds, comme nous venons de le faire, c’est plus compliqué au Mexique. Pour lever 1.1 million de dollars en « seed round » (capital d’amorçage), il nous a fallu compter dix investisseurs et 10 mois de travail intense; alors qu’en France une campagne équivalente n’aurait probablement mobilisé qu’un ou deux investisseurs, et dans certains cas peut se boucler très rapidement. Nous allons lancer une seconde campagne pour trouver d’autres investissements, et l’on sait déjà que cela sera moins facile qu’en France. Mais c’est normal : l’écosystème est encore jeune et surtout il n’a pas encore connu son « grand succès d’entreprise ». Le jour où cela arrivera, c’est tout l’écosystème qui fait son « exit » (sortie d’investissement).
Masiosarey : Son « grand succès d’entreprise », qu’entendez-vous par là ?
Cyprien : Pour le moment, les grandes entreprises du net qui réussissent au Mexique, comme Mercado Libre par exemple, ne sont majoritairement pas mexicaines. Il y a beaucoup de petites startups qui emploient entre une et cinq personnes. Il y en a probablement une centaine qui emploient entre dix et vingt personnes. Au-dessus de 25 employés, elles sont quelques dizaines tout au plus. La question est : parmi ces startups, combien vont réussir à valoir des centaines de millions de dollars? Et combien pourront ainsi amorcer un effet d’entraînement sur tout le secteur ? Le Mexique a besoin de son « poster child », d’un modèle d’entreprenariat innovant et qui a réussi, que l’on met en exergue. Tout le monde, tous les fonds d’investisseurs, tous les incubateurs cherchent un « poster child », cet enfant prodige qui tiendra la tête d’affiche. C’est l’exemple à suivre. Or ici, il n’y a pas de « unicorn » (startup valant plus de 1 milliard de dollars). Il y a bien des entreprises qui semblent être sur le bon chemin, qui ont des profils intéressants, mais il manque LA boîte qui aura eu une réussite fulgurante.
Pour le moment, l’écosystème est encore en train de se mettre en place. Par exemple, un des principaux réseaux sélectifs d’entreprises, Endeavor, a installé –ici au Mexique– son plus gros bureau régional, avec une quarantaine d’employés (et un directeur français). Pourtant, et dans le même temps, il n’y a pas encore eu une entreprise "Endeavor México" qui a fait sa sortie en bourse au NASDAQ par exemple. Il est donc difficile pour les institutions d’orienter leurs investissements.
Masiosarey : Comment expliquer cette absence de « poster child » ?
Cyprien : D’abord parce que l’aspect « très technologique » est à peine en train de s’implanter au Mexique. Decidata compte parmi les startups les plus technologiques recensées à l’heure actuelle. De fait, nous avons du mal à recruter des ingénieurs, parce que la culture entrepreneuriale technologique n’est pas encore assez implantée. En nombre d’ingénieurs, le Mexique se situe dans le top 8 mondial : c’est une force gigantesque. Mais ces derniers préfèrent encore entrer dans une grande entreprise établie, plutôt que de parier sur une startup technologique.
Masiosarey : Quels sont alors les avantages du Mexique pour les entreprises technologiques ?
Cyprien : En termes d’infrastructures technologiques, le Mexique est performant. On y accède à un coût très compétitif. Et, à un coût pareil, cette infrastructure présente relativement peu de problèmes! Pour cette simple raison, il est possible de monter une entreprise technologique. D’autant que le pays est en train de se doter, à toute allure, de la fibre optique. Le potentiel est gigantesque. Et tout ce qui est nécessaire à la réussite est en place : infrastructure et éducation, car les ingénieurs sont bons et bien formés. Bref, l’écosystème est bel et bien en développement… seule incertitude, l’échéance électorale de 2018 et ses éventuelles répercussions sur le fonctionnement et les objectifs de l’INADEM ?
Masiosarey : Quand sait-on que sa start up va marcher ?
Cyprien : En règle générale, au niveau mondial, il faut compter trois ans pour savoir si cela va marcher ou pas : un an pour chercher, un an pour tester, et un an pendant lequel ou ça décolle ou ça s’arrête. Ailleurs au Mexique, en dehors de la Ville de Mexico, il y existe aussi des pôles, dans les états de Querétaro, Jalisco ou de Nuevo León par exemple, où se développent des startups technologiques. Souvent, comme c’est le cas à Guadalajara, l’impulsion est donnée par des entreprises américaines qui y ouvrent des locaux. Et d’un seul coup c’est tout l’écosystème qui change.
Masiosarey : N’est-il pas compliqué de sortir du lot lorsque l’on a
l’impression que les innovations technologiques intéressantes ont déjà été trouvées ?
Cyprien : 99% des produits technologiques sont couverts par de grandes entreprises. Il faut donc savoir comment jouer à leur côté, tout en collaborant dans le développement du produit. Dans le meilleur des cas elles t’achètent. Et sinon elles te volent l’idée. Les petites boites qui se lancent sur des sujets plus périphériques, moins proches du cœur de business de ces grandes entreprises, ont plus de chances de s’en tirer et il existe alors un grand potentiel de croissance. En fait, en technologie et surtout en technologie profonde (deep technology*), il n’est jamais trop tard pour innover. Dans l’interaction entre les systèmes, il y a encore beaucoup à faire.
Dans les années quatre-vingt-dix, tous les géants (ORACLE, SAP, etc…) se sont construits sur de la bonne technologie, bien faite, avec une architecture lourde. Aujourd’hui, la difficulté réside dans la mise en relation, la communication entre tous ces différents systèmes préexistants. Car il est difficile de remplacer un système complet, c’est très complexe techniquement. C’est un peu ce que l’on fait à Decidata, nous cherchons à faire communiquer un média ancien, la télévision, avec les nouvelles plateformes digitales. C’est lourd, difficile, mais c’est passionnant et il n’y a quasiment aucune entreprise aux Etats-Unis et au Mexique qui s’attaque à ça.
Masiosarey : Quel est l’attrait de s’installer dans un écosystème en développement?
Cyprien : C’est quand même plus drôle de défricher le terrain ! Comme dans chaque commencement, il y a des galères, surtout dans un pays différent. Mais c’est tellement gratifiant de participer à la création d’un écosystème.
En France nous avions deux compétiteurs sur notre secteur. Même si nous avons une bonne technologie, ce n’est pas la même chose que d’être pionnier sur un marché. De plus, le marché est très constitué en France, et l’audiovisuel y est beaucoup plus régulé. Nos deux premiers produits sont inspirés de ce qui existe en France, mais nous les avons tropicalisés. Depuis que je suis arrivé au Mexique, Il n’y a pas une seule seconde où j’ai regretté mon choix. Nous sommes heureux d’avoir choisi le Mexique, la géographie est parfaite, entre le marché nord-américain et l’Amérique du Sud.
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Masiosarey : Et la French Tech, c’est quoi ?
Cyprien : A l’origine, c’est un écosystème, né à Paris, qui s’est constitué autour de la technologie et qui peu à peu a fédéré les startups technologiques. Puis c’est devenu un label, qui a attiré des investisseurs, les incubateurs et les grandes entreprises. A l’époque, le gouvernement cherchait à investir dans les nouvelles technologies et il a financé l’association. Aujourd’hui, le label « La French Tech » se diffuse et l’association essaime dans le monde entier. Sur le terrain, La French Tech s’organise à travers d’abord des communautés ; c’est le cas au Mexique où les entreprises françaises se réunissent et organisent des évènements pour avoir plus de visibilité. Puis, autour de « hubs », de bureaux sur place, financés en partie par le gouvernement français et qui contribuent au développement des écosystèmes locaux. C’est le prochain pas pour la French Tech Mexico.
DECIDATA a lancé une plateforme programmatique multi-écrans qui permet d’unifier et d’optimiser l’achat de publicité sur plusieurs supports. La Startup opère dans huit pays latino-américains et européens et emploie actuellement 33 personnes. L’entreprise, en plein essor, prévoit de doubler son personnel. Alors ingénieurs et férus de technologie prêts à vivre une aventure mexicaine, à vos marques ! Postulez !
*A l’heure actuelle, la plupart des startups sont technologiques. Il fallait donc bien instaurer une distinction entre celles qui utilisent des technologies déjà existantes, et celles destinées à créer des solutions révolutionnaires et innovantes qui modifieront les marchés et les processus de fabrication. Deep tech est un terme lancé par Swati Chaturvedi, CEO de la firme d’investissement Propel(x), pour mettre l’accent sur les projets qui sont fondés sur une découverte scientifique ou sur une innovation technologique originale.