Otros Diálogos, ou la renaissance d’une revue culturelle mexicaine
Elle coûtait 5 pesos en 1964. Après trente-deux ans d’absence, voilà que la revue Diálogos, rebaptisée pour l’occasion Otros Diálogos, réapparait ; non plus dans les kiosques mais sur le réseau mondial internet… et cette fois gratuitement. S’agit-il d’« une publication de plus dans le contexte particulièrement riche de l’époque ? », une question qui se posait déjà en 1964, dans un contexte de création littéraire et de revues particulièrement fécond (Espinasa, 2008)*, mais une question toujours légitime à l’heure où les revues numériques mexicaines se multiplient.
En 1964, Diálogos était avant tout un pari individuel, celui du poète et philosophe Ramón Xirau, né à Barcelone en 1924 et scolarisé un temps à Marseille, avant de venir s’établir définitivement avec ses parents au Mexique en 1939. Mais rapidement, cette revue est également devenue un projet plus large, scellant la convergence d’un homme, Ramón Xirau, et d’une institution universitaire, El Colegio de México. Diálogos, loin du ton polémique cher à l’époque, se voulait en effet un trait d’union : entre la littérature et d’autres disciplines comme la philosophie ou les sciences humaines, mais aussi entre la littérature mexicaine et la littérature latino-américaine et hispanique. Aujourd’hui, Otros Diálogos se veut, elle aussi, trait d’union : entre l’héritage laissé par Ramón Xirau (décédé en 2017) et un nouveau contexte, où la diffusion intellectuelle est désormais devenue numérique.
D’une revue indépendante à une revue universitaire…
En 1964, Ramón Xirau choisit de parier sur le lecteur plutôt que sur la publicité ; un modèle économique risqué qui permet à Diálogos de survivre douze numéros. A partir de 1967, la revue, qui coûte alors 10 pesos, doit par la force des choses se transformer et entre dans le giron de El Colegio de México. Ce centre de recherche et d’enseignement supérieur, fondé par des républicains espagnols en exil en 1939 –l’année même de l’arrivée au Mexique du jeune Ramón Xirau– publiait déjà quelques revues spécialisées en sciences humaines et sociales, mais il ne s’était encore doté d’aucun support de diffusion culturelle, comme c’était le cas de l’Université nationale autonome de México (UNAM) et de sa Revista de la Universidad de México. L’accord avec Ramón Xirau venait donc à point nommé pour les deux parties. A partir de cette époque, Diálogos ne sera plus seulement une revue d’art et de lettres, mais elle s’ouvrira aux « sciences humaines ». Ce glissement s’opèrera d’ailleurs en douceur, sans vrai changement dans la direction, à l’exception de la création d’un Conseil de rédaction intégrant bien évidemment des chercheurs de El Colegio de México (Antonio Alatorre, Rodolfo Stavenhagen et Victor Urquidi), mais pas seulement.
Et l’accord est gagnant pour tout le monde. El Colegio de México aura jusqu’en 1985 une revue de diffusion culturelle et intellectuelle de qualité ; la revue Diálogos se professionnalisera et s’inscrira dans la durée, car l’espérance de vie des revues de l’époque reste somme toute limitée. Les dernières craintes de Ramón Xirau, quant à une inéluctable perte d’indépendance de son projet, seront rapidement balayées. En effet, cette revue à directeur unique correspond à une tradition chère à cette institution universitaire mexicaine qui se consolide et qui se conçoit aussi comme un lieu d'échange intellectuel libre (Espinasa, 2008).
Presque tous ceux qui comptent ou ont compté dans le monde des lettres mexicaines ont publié dans Diálogos. Octavio Paz ouvre le premier numéro par un de ses poèmes. Vicente Leñero succédera à José Emilio Pacheco au poste de secrétaire de rédaction. La vocation internationale de la revue se manifeste également rapidement, et les plumes étrangères (latino-américaines, américaines ou européennes) se multiplient. Pour certains, dont Milan Kundera, c’est l’occasion de publier pour la première fois en espagnol. En 1969, Ionesco y publie lui aussi un extrait d’une œuvre en cours.
Et là encore, la vocation « cosmopolite » (on dirait globale aujourd’hui) est un postulat assumé tant par la revue que par El Colegio de México. Face aux accusations de « cosmopolitisme » en vogue à une certaine époque au Mexique, le fondateur de El Colegio de México, Alfonso Reyes, répondra d’ailleurs, à l’instar de Jorge Luis Borges : « Le mexicain et l’argentin ont le même droit que le français et l’allemand à s’intéresser au monde » (Antonio Alatorre, 1970 vol.6 n°32).
Aux grandes plumes de l’époque s’ajoutent enfin celles des chercheurs en sciences humaines et sociales. Le développement économique, la croissance de la ville de México, la structure sociale et le sous-développement, les droits de l’homme des minorités culturelles, les migrations ou encore le caciquisme sont autant de problématiques qui font leur apparition aux côtés des poèmes, des narrations ou des réflexions littéraires ou philosophiques.
Un héritage assumé : l’esprit Diálogos dans Otros Diálogos
En (re)lançant la publication de Otros Diálogos, plus de trente ans après la parution du dernier numéro de Diálogos, El Colegio de México entreprend sa petite révolution. Révolution à l’heure de la crise que vit le monde éditorial, en pariant exclusivement sur l’outil numérique ; révolution disciplinaire et sectorielle, en pariant sur une sortie de la trop souvent décriée tour d’ivoire de la recherche et de l’ultra spécialisation des sciences sociales et humaines ; révolution générationnelle enfin, en remettant à l’ordre du jour la diffusion culturelle de qualité, délaissée par l’institution pendant près de trois décennies.
Mais pourquoi cette renaissance après tant d’années de silence ? Gabriela Said, directrice
des publications de El Colegio de Mexico et éditrice de la revue nous explique que « L’impulsion vient de la présidente du Colegio, Silvia Giorguli, et de son équipe. Depuis quelques années, le Colegio a entrepris une évaluation de toutes les productions éditoriales de l’institution, incluant notamment les numéros de la revue Diálogos publiés pendant 20 ans et aujourd’hui disponibles en accès numérique. Et, à notre grande surprise, nous avons réalisé que ces numéros continuent d’entre régulièrement consultés. La revue Diálogos est chère aux mexicains, l’information bibliométrique le confirme ». Par ailleurs, poursuit Gabriela Said, « les publications du Colegio en matière de recherche bénéficient de canaux de diffusion nationaux et internationaux bien consolidés et d’un public propre. Pourtant, le Colegio a également besoin d’être en relation avec la société dans un langage plus accessible. La revue est une façon de faire connaître nos efforts de production de connaissance dans un langage plus simple. Le Colegio doit récupérer toute sa place dans la génération du débat, du dialogue et de la production d’une information de qualité ». «Le but de cette revue est de contribuer à un débat ouvert et intelligent » conclut-elle.
Mais, dans le contexte actuel de la multiplication des publications, comment se distinguer ? « Se distinguer dans l’avalanche d’options, notamment sur le web, se fait par les plumes qui participent, les auteurs, la multiplication des thèmes et des regards. (…) C’est un peu la figure du commissaire d’exposition que nous voulons remplir. Parmi la multitude d’informations produites, il est parfois nécessaire que quelqu’un nous dise ce qui vaut la peine d’être lu et ce qui est intéressant de savoir. Des voix spécialisées vont nous raconter tout ce qui peut venir du reste du monde ».
Le reste du monde ? Ramón Xirau en avait rêvé, et l’ouverture de la revue Diálogos au monde a bel et bien participé, à sa mesure, à l’ouverture intellectuelle du Mexique. « C’est cet esprit que l’équipe de la présidence du Colegio veut restaurer » reprend Gabriela Said, qui rappelle que c’est dans Diálogos que Milan Kundera avait choisi de publier un texte pour la première fois traduit en espagnol. Dans cette veine, Otros Diálogos entend bien faire participer les chercheurs du Colegio (un Colegio qui a crû depuis 1967 et qui a élargi ses champs disciplinaires) mais aussi des voix internationales. « Le conseil éditorial est composé de personnalités du monde entier. L’idée est de s’ouvrir aux multiples réalités de notre époque ».
Affranchir Otros Diálogos de Diálogos
Dès lors, la question est de savoir ce qui distingue Otros Diálogos de Diálogos… Otros Diálogos s’affranchit d’abord en termes d’organisation. L’élaboration et la ligne éditoriale sont assumées par une équipe menée par la présidente de El Colegio de México, Silvia Giorguli, et par Christopher Domínguez (critique et essayiste littéraire) qui est le secrétaire de rédaction. L’extrême personnalisation du projet, qui était la marque de fabrique de Diálogos, s’estompe peu à peu. Et les deux comités qui épaulent la revue témoignent de cette logique volontairement collégiale : tout d’abord un comité composé exclusivement de membres du Colegio, puis un second comité, consultatif cette fois, qui réunit des personnalités du monde universitaire, mexicain et étranger.
Pour mieux s’affranchir, le Colegio a également entamé une révolution, cette fois technologique. Car la revue s’est transformée en revue électronique. « Ce choix obéit d’abord à la volonté de s’adresser à un public rajeuni. Si l’on veut s’approcher des plus jeunes générations, il faut le faire dans leur langage et à partir des plateformes qu’ils utilisent. Nous nous adressons aujourd’hui, en grande partie, à un public qui est « natif » des technologies, avec une préparation et un intérêt marqué pour la culture en générale». Par ailleurs, plus généralement et dans le champ spécifique de la production de la connaissance, poursuit Gabriela Said, « une revue ne peut plus, en 2018, se passer d’une version électronique. D’autant que la diffusion du savoir est primordiale et doit se faire en accès ouvert. Le numérique est alors la solution idoine ».
Gabriela Said ajoute enfin que dans le contexte difficile que connaît actuellement l’édition, le numérique fournit malgré tout une offre, une opportunité d’exister. « Mais il faut le faire bien » souligne-t-elle.
Maintenir la qualité d’un contenu produit par des spécialistes, tout en le rendant lisible et accessible pour le commun des lecteurs : une feuille de route ambitieuse pour le Colegio de México. Avec aussi une leçon à tirer de l’expérience de Diálogos : en signant en 2008 l’introduction d’une anthologie de la revue, J-M Espinasa expliquait que Diálogos avait réussi à devenir un modèle pour d’autres, avait atteint une grande qualité, mais avait malheureusement eu une diffusion très restreinte ; une « projection dans le public (…) qu’ils (les éditeurs) n’avaient cependant pas été chercher». Souhaitons pour Otros Diálogos que cette rencontre ait lieu, qu’elle s’inscrive dans le temps et pour le plus grand plaisir des lecteurs.
©Masiosarey, 2018
Le premier numéro de cette revue trimestrielle, sorti en octobre 2017, est dédié à Ramón Xirau. Le prochain numéro se risquera à l'exercice délicat du bilan d'une année de Donald Trump à la tête des Etats-Unis.
*Espinasa J-M, « Presentación », Revista Diálogos, Antología, El Colegio de México, 2008.