Six mythes de la relation US-Mexique : conférence de Raúl Benítez Manaut
Alors que la presse internationale relaie en flux continu les propos du président Nord-Américain et surveille chacun de ses mouvements, les voix d'experts commencent à se faire entendre de toute part. Le Mexique -une fois n'est pas coutume- est sous les feux des projecteurs pour une autre raison que l'insécurité ou les faits d'armes. Sur place, les commentateurs et les analystes politiques sont convoqués pour décrypter l'état de la relation avec le grand voisin. Et les universitaires ne sont pas en reste.
Mardi 21 février, devant un auditoire composé principalement d'universitaires et de quelques représentants de l’Ambassade de France au Mexique, Raúl Benítez Manaut, professeur de la UNAM, actuel président du Colectivo de Análisis de la Seguridad con Democracia A. C. (CASEDE) et spécialiste des relations entre le Mexique et les Etats-Unis, s’est prêté au jeu de l’analyse à chaud d’un bras de fer social, économique, géopolitique (et hyper-médiatisé) en train de se produire.
Si des dissensions d’interprétation sont inévitablement apparues avec le public, personne n’aura douté que ce spécialiste connaît son sujet. Pendant plus d’une heure, Raúl Benítez Manaut évoquera ainsi les multiples facettes d’une relation d’attraction/répulsion entre deux pays et deux économies irrémédiablement liés par une frontière de plus de 3.000 km .
Autant de clefs pour comprendre autrement les relations entre le Mexique et les Etats-Unis, et battre en brèche quelques idées reçues…
Non, l'émigration mexicaine aux USA n'augmente pas
Tout d’abord : oui, les mexicains représentent aujourd’hui la plus importante population de latino-américains immigrés aux US : environ 34 millions de personnes, loin devant les Portoricains (5 millions) et les cubains ou les salvadoriens dont les communautés respectives n’atteignent même pas les 2 millions d’individus.
Toutefois : depuis 10 ans, la migration mexicaine ralentit notablement. Et aujourd’hui les flux s’opèrent dans les deux sens. Seuls 0.4% des mexicains qui arrivent désormais aux US y restent définitivement. A l’inverse la migration centraméricaine se maintient et augmente.
Par ailleurs : non, les travailleurs mexicains ne sont pas indispensables au fonctionnement de l’économie américaine, dont le marché du travail possède évidemment une capacité d’ajustement.
Mais oui, cette main d’œuvre s’intègre plutôt bien, notamment --et de plus en plus-- les femmes qualifiées qui trouvent rapidement des emplois dans des secteurs niches tels que les soins à la personne (la UNAM elle-même a d’ailleurs établi des accords de spécialisation avec certaines universités américaines et propose des cours de langue dans les cursus pour devenir infirmière)
Non, le Mexique n’est pas dépendant de l’aide américaine**
La célèbre Initiative Mérida* représenterait à peine 0,3% du budget du Ministère de la Défense nationale mexicain (SEDENA), et cette aide est évidemment conditionnée. A ce tarif là, remarque le spécialiste, nombreux sont les officiels mexicains qui ne voient que des avantages à s'abstraire de l'influence nord-américaine en matière de dépenses militaires.
Et non, le Mexique n’a pas “volé” ses emplois industriels aux Etats-Unis. L’évolution technologique s’est chargée de les faire disparaître, tout comme en Grande-Bretagne dans les années 1980.
Enfin, non : il ne sera évidemment pas possible de sortir de l’ALENA aussi facilement que ne semble le penser D. Trump. Pour cela, il faudra passer par un long processus législatif. Et Trump dispose d’une fenêtre d’action réduite. La clémence de la majorité républicaine au Congrès ne durera pas éternellement, d’autant moins si le 45ème Président des Etats-Unis persiste à vouloir gouverner à coup de décrets présidentiels.
"Il faut déconstruire beaucoup de mythes sur la relations Mexique-Etats-Unis"
Car le camp républicain ne forme pas un bloc homogène derrière D. Trump. Raul Benítez Manaut recense à grands traits une quarantaine de factions internes, allant des conservateurs les plus religieux, pour ne pas dire “sectaires”, à certains libertariens. Et, parmi eux, de larges groupes –tels que la famille Bush et ses alliés– ont des intérêts massifs au Mexique. De fait, le Texas est l’état qui exporte le plus de biens et de matières premières (du pétrole, et oui) de l’autre côté de la frontière, environ 70 milliards de USD chaque année, loin devant la Californie le deuxième état exportateur vers le Mexique. Une révision de l’ALENA remettrait donc en cause des relations commerciales plus que juteuses.
Et puis, comme nous le rappelle le conférencier, les Etats-Unis ne produisent pas d’avocats. Ils ont en effet privilégié les oranges. Sachant que 35.000 tonnes d’avocats sont consommés en un seul soir de Super Bowl, imaginez donc l’as dans la manche des négociateurs mexicains…
Les migrants centraméricains : un as dans la manche mexicaine?
Mais les mexicains ont un autre as, beaucoup plus sérieux, ambigu et à double tranchant, qu’ils ont d'ailleurs abattu la semaine dernière lors de la visite du Secrétaire d’état Rex Tillerson à México : les migrants centraméricains.
Si seulement 5% des mexicains migrants aux Etats-Unis seraient illégaux, cette proportion monterait à 70% pour les centraméricains. Des hommes, mais aussi et de plus en plus, des femmes et des enfants, qui ont souvent tout perdu pendant leur traversée du Mexique (en plus d’être illégaux, ils n'ont pas de papiers d'identité) et n’ont pas de retour possible dans leur pays d’origine.
Car, comme le souligne Raul Benítez Manaut, face à Donald Trump la plupart des pays d’Amérique centrale (Costa Rica et Panama exclus) sont autrement plus vulnérables que le Mexique. Non seulement il s’agit d’économies bancales, fragilisées par une profonde crise agricole qui expulse massivement les paysans vers les villes, puis vers le Nord. Mais il s’agit également de pays pour qui l’aide américaine –la seule qui ne se soit pas tarie après les crises des années 1980-90– compte beaucoup. Le refoulement de populations n’ayant plus de place dans ces sociétés en crise, conjugué à une réduction drastique de l’aide américaine créeraient donc une situation explosive, en Amérique centrale mais aussi dans toute la région. Pour le Mexique en premier lieu, mais inévitablement aussi pour les Etats-Unis.
Aujourd’hui, le Mexique retient officiellement quelques 150.000 migrants centraméricains par an, et les renvoie presque tous en Amérique centrale. En arrêtant ces efforts, il mettrait une première (grosse) épine dans le pied des services migratoires nord-américains. En refusant de recevoir sur son territoire les migrants centraméricains déportés par les Etats-Unis, comme annoncé la semaine dernière, il poserait un vrai casse-tête au gouvernement de D. Trump.
Aujourd’hui, « la monnaie est dans l’air » comme diraient les mexicains. Mais une chose est sûre, la situation est bien plus complexe et nuancée que les discours de Donald Trump ne le laissent entendre.
The Wall Prison. Projet du cabinet d'architectes e.314 de Guadalajara, développé en collaboration avec le professeur Hassanaly Ladha (University of Connecticut) et en hommage l'architecte mexicain Luis Barragán.
©Masiosarey, 2017
*Initiative Mérida: Accord de sécurité signé en 2008, entre les Etats-Unis et le Mexique, pour lutter contre la violence générée par le narcotrafic. Le Congrès américain a attribué 230 milliards de dollars à l'Initiative dont 160 milliards en équipement et formation. Pour en savoir plus: https://mx.usembassy.gov/es/nuestra-relacion/temas-bilaterales/iniciativa-merida/
** A ce propos, un excellent article de The Washington Post sur la distribution de l'aide extérieure des Etats-Unis : The U.S. foreign aid budget, visualizedFrom building wells to building armies
Vos commentaires
Très bon article, mais l'exposé est bien incomplet et laisse sur la faim. Car il y a beaucoup plus que les mythes. Il manque plusieurs facteurs importants douloureusement réels.. Je citerai quelques uns dans le désordre. Du fait de l'ALENA (NAFTA) le Mexique a pratiquement un seul client en exportation, les USA, qui absorbe 80%. L'industrie automobile dite Mexicaine, et beaucoup d'autres industries, les maquiladoras, sont en réalité en grande partie américaines sous un régime fiscal spécifique. Une récession sérieuse de ces secteurs au Mexique causerait un chômage important, l'effondrement économique du pays et du peso. Le système bancaire est majoritairement étranger, surtout anglo-saxon, et est entièrement basé sur le dollar. La balance des paiements dépend totalement des USA. Pour fournir de la main d’œuvre à ces industries le Mexique a sacrifié son agriculture et est dépendant au niveau alimentaire des USA pour une grande partie des produits basiques. La guerre perdue contre les narcos, faite en grande partie pour le compte des USA, a coûté selon des sources fiables 200000 morts et 50000 disparus. Les narcos sont infiltrés dans toute la société mexicaine avec des conséquences sociales et politiques désastreuses. Selon certaines sources ils "emploient" 2 millions de personnes, et étant "patriotes" à la différence de l'oligarchie qui elle envoie son argent à l’étranger, ils rapatrient au moins 20 milliards de dollars par an et sont une source importante de financement. Le négoce de la drogue vaut 70 milliards USD par an... Ni le mur, ni les vociférations de Trump ne gêneront en rien les narcos et les enrichiront encore plus, augmentant leur pouvoir au sein de la société mexicaine.
Pablo Ricardo - 3/03/2017