Un OVNI au Colegio de México: Caifanes et Juan Villoro font vibrer la salle Alfonso Reyes
L’écrivain Juan Villoro aime le rock et la culture pop. Les musiciens de Caifanes sont férus de littérature. Une rencontre qui démontre que les frontières entre culture populaire et culture élitiste ne demandent qu’à être transgressées.
A l’occasion de ses trente ans, la Fondation Colmex [i] a organisé dans les locaux de la prestigieuse université un concert tout à fait inhabituel. Inhabituel car la salle Alfonso Reyes a plutôt l’habitude d’accueillir des conférenciers et des concertistes classiques ; inhabituel aussi par le format qu’il propose.
Ce 31 aout, l’écrivain Juan Villoro [ii] et quatre musiciens, dont deux membres du groupe de rock mexicain Caifanes [iii] présentent un défi tout à fait exceptionnel : associer la lecture de textes littéraires aux accords d’un rock épuré. La guitare profonde et le rythme de la batterie ne laissent aucun doute sur l’appartenance du groupe à la grande tradition rock, mais la voix qui s’élève, celle de Juan Villoro, récite sans chanter les mots de ses textes.
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Le produit final est tout à fait surprenant pour des oreilles peu habituées au mélange des deux genres : rock et littérature ou plutôt rock et lecture. Car il s’agit bien d’une lecture. Il n’est pas question ici de mettre en mélodie les textes de Juan Villoro mais de créer une musicalité à partir de ses textes, lus à haute voix. L’auteur est avant tout un conteur, mais l’association avec la musique créée pour l’occasion par Diego Herrera (musicien, compositeur et auteur du groupe Caifanes) donne une force monumentale à la lecture.
Une fois la stupeur initiale passée, la lecture prend de l’ampleur et la musique accompagne cette montée en puissance. Si au départ le texte semble suivre la musique, on réalise rapidement que c’est l’inverse qui se produit. Les musiciens accompagnent le rythme du texte, construisent leurs mélodies, posent leurs silences et préparent leurs montées en puissance à l’unisson du texte. L’expérience sonore est ponctuée d’images et d’extraits de textes projetés sur deux écrans en fond de scène.
Pablo Neruda, Abigael Bohórquez, Amado Nervo, Juan Villoro… et la musique
Les textes lus, à l’exception de trois poèmes, sont tirés de l’oeuvre de Villoro, Tiempo transcurrido (1986), un recueil de chroniques dédiées à la musique. Dans cet ouvrage, réédité par le Fondo de Cultura Económico en 2015, Juan Villoro décline une dizaine de situations et personnages « archétypes d’attitudes musicales » : de la musique Hippie au Rock progressif en passant par le Punk.
Le génie des musiciens est justement de ne pas céder à la facilité de reprendre ces archétypes mais, au contraire, de calquer leur propre style sur la musicalité des textes. Ainsi, rien de pop dans le premier récit, « Madona de Guadalupe », qui raconte comment la jeune Magali découvre la sensualité de la religion. Suit un rythme endiablé pour rendre hommage aux Chamanes de la radio mis en scène dans « El túnel del tiempo ». « La Merienda del Papa » est l’occasion d’entendre une interprétation très personnelle et rock de l’Internationale.
D’autres auteurs sont convoqués. La musique se calme alors que Villoro récite le poème de Pablo Neruda « Oda al aire ». Même effet plus conventionnel ou attendu lorsqu’il choisit un texte du poète de Tijuana, Abigael Bohórquez; la guitare reste sur un son lancinant mais résolument envoutant à l’unisson du texte.
Enfin, avec beaucoup d’humour, Juan Villoro choisit le poème de Amado Nervo, « Pas même un futuriste » pour rendre hommage au Colegio de México. Et c’est sur un rythme s’apparentant à du ska que Villoro scandera la dernière phrase de ce poème... « Pas même un futuriste ».
Le clou du spectacle est la représentation du récit de Villoro « El punk del Pedregal », qui met en scène le jeune Alfonso dit Fonzhy Asshole, chantre de la contre-culture punk dans un monde de privilégiés. Les rires fusent dans la salle.
Un plaisir contagieux...
La salle est conquise par les textes et par la musique. Et pourtant le public n’associait pas d’emblée les deux genres. A côté des universitaires du Colmex, certes habitués aux lectures publiques de littérature mais peut-être moins aux sons du « rock pesado », un nombre important d’étudiants et de fans du groupe de rock légendaire ont dû redoubler d’efforts pour suivre la trame du conte. Le résultat décapant a soulevé cris, rires et applaudissements.
Les musiciens, pour leur part, ont fabuleusement joué le jeu, même si cela signifiait rester au second plan, en retrait du conteur, suivant son rythme, s’adaptant au texte. Ils y ont pris un plaisir contagieux. Contagieux aussi est le désir, à la sortie, de prendre un livre de Juan Villoro et de continuer la soirée en écoutant, bien sûr, la musique de Caifanes.
©Masiosarey 2016
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Mientras nos dure el veinte, Juan Villoro (auteur et voix), Diego Herrera (compositeur, clavier et guitare), Alfonso André (Batterie), Federico Fong (Basse), Javier Calderón (guitare)
[i] Juan Villoro (CDMX, 1956) est une figure incontournable de la scène littéraire et intelectuelle mexicaine. Romancier, essayiste, chroniqueur, scénariste et traducteur, il multiplie les terrains d'exploration. Son roman Los culpables a notamment reçu le prix 2008 Antonin Artaud au Mexique. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduit en français: Le Maître du miroir (Denoël, 2001), Les jeux sont faits (Passage du Nord-Ouest, 2004), Mariachi (Denoël, 2009)... et, en littérature jeunesse, Le Livre sauvage (Bayard Jeunesse, 2011).
[ii] Le Fonds patrimonial en faveur du Colmex (Fondo patrimonial en beneficio del Colmex), A.C., créé en 1986, est depuis 1991 une institution publique dont l'objectif est de contribuer au développement de El Colegio de México.
[iii] Caifanes est un groupe de rock mexicain emblématique des années 1990. Référence du rock alternatif. latino-américain, Caifanes est le premier groupe à avoir rempli deux jours d’affilée l’Auditorio Nacional, avec en première partie le groupe Maldita Vecindad. Quelques un de leurs principaux albums : El Diablito (1990), El niervo del volcán (1994), El Silencio (1992), Bajo el azul de tu misterio (1999)…